dimanche 29 avril 2012

J A C N O

Machinalement, tu fais les quelques pas qui séparent les portes du métro des portes du plus beau métier du monde, entre les enseignes globales. Dans l'indifférence générale, résonne une reprise féminine de "Take on Me" pseudo-folk-ukulélé suivie aussitôt d'une reprise du même accabit de "Man Eater" et tu peines à reconnaître de qui il s'agit, au fond.

Le coeur de la journée suinte des mots d'Yves Simon, ce matin il occupait les ondes radiophoniques généralistes de sa voix qui a connu la grâce, il y a un certain temps déjà.

Tu articules "bleu de méthylène" en espérant qu'on dévie sur Bashung, mais à quoi bon? On finit par s'enquérir de ce que peut bien devenir William Sheller, et chacun est surpris d'avoir sauté quelques étapes.

Et puis, il apparaît dans la conversation, et tu te dis que c'est une bonne, une très bonne chose de finir la journée sur cette note-là.

B I N G O

On a tous en nous quelque chose de Sara Goldfarb : dans le tram, la mère de famille rongée par le vice du bingo, avec des larmes grosses comme ça, même plus en mesure d'aller suer en cadence sur "Maniac", "Poker Face" ou "In the Navy". Evacuer par tous les pores le mutisme de son mari, l'angoisse qui la tenaille, les dettes qui s'accumulent, elle le fera un autre jour, ou bien elle partira en vrille.

E M I L E

Il traîne toujours ses guêtres au même endroit, Emile. Un périmètre savamment établi entre le paquebot Flagey et le Pantin, le long de la ligne des trams. C'est que l'affaire est sérieuse, une obsession le tenaille. De ses pupilles plus encore que de ses lèvres jaillissent une supplique avide: "Vous n'auriez pas une cigarette pour moi?". Il est comme le pénitent qui attend la dernière, tout entier tendu vers ce but, du haut de son mètre nonante. A force, on finirait pas le prendre pour un écho, un fantôme errant de plus. Sauf elle, avec son casque vissé sur les oreilles et son sourire candide. Elle prend le temps de s'assoir, de lui demander comment il va, de s'excuser de ne pas avoir de quoi le satisfaire. C'est l'instant où il reprend corps, où à nouveau l'humanité refait surface dans ses yeux. Mais déjà, arrive le 81, la silhouette juvénile fait un petit signe de la main en disparaissant. Et la litanie reprend : "Vous n'auriez pas une cigarette pour moi?"

C O N C L U R E

Presque-Denis Lavant n'a pas toujours la grâce, il ne marche pas sur les filins ténus, il ne s'aventure jamais en sables mouvants. Il connait par cœur tous les mots de tous les morceaux de tous les albums jamais écoutés, ça lui permet de baliser le terrain. Il pratique la citation avec une méticulosité de bâtisseur de cités en bois d'allumettes. Le rituel du matin devant la glace consiste à répéter d'une voix neutre "I know it's hard to keep an open heart / When even friends seem out to harm you". Chacun ses mantras.

Tricotée la carapace de protection, journée sans surprise en perspective. Presque-Denis Lavant est conscient que ce manque notoire de fantaisie ne lui permettra jamais de conclure avec Priscilla, la secrétaire du cinquième, ni de conclure avec quiconque, d'ailleurs. Peut-être qu'un jour, Presque Denis-Lavant testera le pouvoir magique de "Come shine my boots and maybe I'll shine yours". Tu parles d'une révolution.

I ♥ YOU MUM

Une femme de 50 ans environ, à son amie, après un coup de fil houleux avec sa mère : "Et après ça, c'est moi la manipulatrice? Je ne fais que me prémunir contre ses attaques perfides répétées. Hier, elle a laissé un mot sur les toilettes destiné à mes enfants " ouf, on respire enfin!"

W O N D E R L A N D

Une fille à une autre: "Tu vois, la relation entre le Chapelier fou, Johnny Depp, et Alice, je trouve ça bizarre. Limite érotique."

F I S H

Dans le train, des jeunes "t'imagines, être tout défoncés et avoir Nagui en face de nos gueules, trop le kif! Tiens, t'as déjà essayé de faire revivre un poisson rouge avec une aspirine?"

H A M M A M

Les anti-prophètes qui parlent à leur chien :"Jésus de mes couilles, le seul prophète, c'est moi, mes chiens et mon hammam et je vous emmerde".

H U G U E T T E

Un soupçon de moustache, Huguette. Un béret mauve et des lunettes over-size estampillées 1974 qui lui donnent l'air mi-sévère mi-curieux d'un hibou. Galerie Ravenstein, dans cette enseigne saine de fast-food, elle hésite longuement entre un yaourt et une viennoiserie et finit toujours par opter pour les deux : elle est bien incapable de faire le partage égal entre gourmandise et diététique.Aujourd'hui, elle a le sourire tenace,  Huguette. Surtout depuis qu'elle a fait une affaire sensas" chez un bouquiniste de la Galerie Bortier. Elle feuillète frénétiquement un petit livre carré aux pages défraîchies qui porte un titre évocateur et un numéro de winner. Marabout Flash N°77, "Je suis physionomiste". Cette fois, c'est sûr, si la Princesse Diana venait un jour dans son petit recoin de Saint-Josse, malgré tout ce qu'on prétend de morbide à son sujet, elle la reconnaîtrait au premier coup d'oeil.  Jacques Brel,  Baudouin, Elvis, elle se persuade que c'est à nouveau possible, maintenant qu'elle dénichera sous les perruques les signes certains de leur vraie identité.La flasque sort toute seule ou presque d'un sac sans âge, juste le temps de s'assurer que personne ne prendra ombrage du plaisir coupable d'une vieille dame. Toute satisfaction mérite bien une petite célébration, et celle d'Huguette coule à grosses lampées au fond de sa gorge, en petites circonvolutions ambrées. Glenmorangie, douze ans d'âge.

T I M

C'est le seul endroit  à la ronde où l'on peut entendre des chansons sur les bébés congelés. « Le groupe vient de Metz » raille le vendeur quand je fais mine de m'offusquer, « ça explique pas mal de choses. Mais c'est vrai que c'est pas follement réjouissant pour un samedi après-midi, en plus,  t'as vu, ya du soleil.  Je vais changer de disque». C'est l'un des deux tenanciers de cet antre microscopique, où s'entassent références obscures, fanzines fluo démoniaques et perles insoupçonnables à sillons. A première vue, Tim,  tu jurerais qu'il est le résultat d'une hybridation étonnante entre Pluto et une petite fille perverse de Yoshitomo Nara, le flegme indéniable couplé à un visage oblong au front proéminent encadré de cheveux blonds filasses. Du fond de son impasse, il fait à son contact téléphonique la confession suivante, non sans lui avoir souhaité au préalable une bonne année «  Oh tu sais, moi je mène une vie vraiment dissolue, mais je pense qu'elle me convient bien comme ça ». Le morceau suivant est tout droit issu d'une production du label « Et mon cul, c'est du tofu ? » et ça en dit déjà bien assez long sur son contenu. Je salue Tim du bout des doigts, un précieux paquet sous le bras. Dedans, de vrais lambeaux de chanteuse folk grecque et quelques autres divagations des racines.

D I O G E N E

« Une question ? Pas de question ? Tout le monde ferme sa gueule, alors, c'est ça ? ». Sous sa moustache digne de figurer parmi les plus beaux spécimens du concours international de Portland, Oregon, Diogène l'a mauvaise. L'homme a de quoi bousculer le chaland, pourtant : 1m85 au garrot, une barbe fleurie façon père de famille mormon, et entre deux paluches d'étrangleur professionnel un magnum de champagne bon marché déjà solidement entamé qui pourraient faire de lui un sujet fascinant de sidération, à défaut d'empathie pour ses saillies cyniques éructées à hauteur de trottoir. Les Parisiens en ont vu d'autres : juste une distraction visuelle de plus entre eux et le prochain commerce, ou la bouche de métro attenante,  alors autant prêcher dans le désert de Gobi. Ils ignoreront donc jusqu'à trépas que sous ses dehors hostiles, l'homme-à-la-tête-pensante est à même de produire des reprises de Blind Willie Johnson plus déchirantes que l'oubli. Dark was the night...

S O U P E S

Presque-Rupert Everett a l'oeil gauche endommagé depuis toujours, refusant d'affronter la vérité en face. C'est qu'il aurait voulu être stewart,  vous comprenez, le prestige de l'uniforme couplé à ses séduisantes tempes poivre et sel, l'impression d'être quelqu'un de bien. Sa notoriété a pourtant dépassé les limites du quartier branchouille où il officie. En moyenne 85 copieuses soupes journalières servies avec un distingo notoire entre 12H et 14H, courbette de circonstance quand il dit « lentilles-bacon » comme on murmurerait « truffe blanche en lamelles». « Bloody Mary »  sorti de ses lèvres sonnerait presque comme un message divin, « Crème de carotte » comme une promesse de 5 à 7. Gavés de ces intitulés piquants, se bousculent dans sa cantine de poche les cadres sous coke et les fashionistas à petits noeuds, et aucun d'eux ne vous avouera les yeux dans les yeux que pareilles syllabes prononcées à la table familiale circa 1976 auraient sonné comme une sentence létale. Autre temps, autres moeurs,  sous son tablier blanc immaculé, Presque-Rupert Everett est un distilleur de mots qui tiennent plus encore au corps que les breuvages qu'ils désignent.

C H A R L I E

Mercredi, je n'attendais rien, je ne cherchais ni la petite bête ni à connaître l'heure, et c'est là que j'ai retrouvé Charlie. Cela fait un certain temps qu'il ne se fait plus appeler Waldo, il tente sans conviction de passer incognito. Il arpente à grandes enjambées et trench moutarde les allées du centre commercial. C'est sa démarche emblématique de grand dadais, il ne peut longtemps faire illusion, malgré un dos qui a pris de l'ampleur. Juchés sur son bonnet à pompon qui ne trompe pas plus, des écouteurs qui diffusent en boucle un programme de développement personnel. C'est qu'à force d'être perdu par tous et retrouvé par chacun, Charlie en a fini par oublier qui il est, au fond.

D I A B O L O

Il avait affiné sa technique, révisé ses pas. Le déhanchement du côté droit était un appel à la sueur, à l'évanouissement, à la perte de contrôle. Celui du côté gauche s'apparentait juste à un teaser pour la fille longiligne au bar juchée sur ses rollers. Diabolo-fraise à la paille, d'après ce qu'il pouvait en juger. Il faudrait jouer serré, cesser de se demander dans combien de mois exactement elle serait en âge d'avoir un permis de conduire. Et s'assurer de ne pas déchirer ce pantalon de satin rose, malgré tout. Let's all chant.

S O P H I S T E

De l'amour et de la philosophie : Deux jeunes femmes françaises, entre Montgomery et la Chasse : "En fait, tu vois, dans ta relation à lui, tu es comme Socrate face aux types de la City, là, tu sais, comment ils s'appellent, déjà? Ah oui, les sophistes. Tu prends toujours le contrepied des choses, et lui ne se sent pas encore assez assuré dans vos différences pour assumer." "Oui, c'est grave ça."

La seconde tient fermement contre sa poitrine un exemplaire de "Le potentiel érotique de ma femme" de David Foenkinos.

G O L D F I N G E R

Dans un fast-food sain du centre-ville, un homme au langage emprunté et son jeune employé en pull Riverwoods. Le premier au deuxième : "Si tu as un creux, mange un petit bout, parce que ce soir, je compte t'emmener quelque part. Je ne te dirai pas où mais tu te doutes, non, tu te doutes?". La musique change. "OOOooh Goooooooldfinger, Shiiiirley Bassey. James Bond, c'est quand même un personnage mythique, le monde entier le connait. Il est plein de mystère, il a toujours les mêmes cheveux. On aime le voir se faire torturer, même. C'est bizarre. Il se réinvente sans cesse, parfois il est drôle, parfois plus sérieux parfois même il est blond. C'est curieux, il est très convaincant en blond."

H O N E Y

A la caisse, deux nonnes en bleu pastel d'un autre âge devant toi et tu ne détailles pas ce qu'elles prennent, dans ce grand cabas en jute. Derrière, par contre, une jeune japonaise blafarde à rideau de cheveux ébène, casque jaune en matière duveteuse et pompons achète juste six pots de miel à dosage facile. Tu ne veux pas savoir pourquoi, surtout pas.

B R E F

Cet épisode de Bref, je l'ai à présent vu π fois, soit 0.141592654 fois de trop au moins.

Je préfère me dire que la Volkswagen jaune de 1973 près du square Léopold est habitée par un superhéros à la retraite, que cet homme qui à Montgomery gueulait "Je ne te dois plus que 162 euros, et après, c'est fini, parce que je me suis fait menacer par Moïse" croit en la fureur divine, et que demain, il fera beau.

A M B I T I O U S

Dans une file, une jeune fille à un jeune homme :"Je ne peux pas travailler chez McDo, les gens se demanderaient pourquoi. Arrête de vouloir les mêmes jobs que moi. Je voulais Marc Jacobs, tu voulais Marc Jacob. Maintenant Exki..."

D I A M O N D

(False) diamonds are a girl's best friend. Sur la ligne 4, une jeune fille observant les mains d'une autre, couvertes de bagues : "Mais celle-là, tu me la prêterais? C'est un Swarovski?" "Oui, mais non, c'est un cadeau de l'Autre, là..." "Et tu la portes toujours?" "Ben c'est pas parce qu'on n'est plus ensemble que je ne vais plus la mettre, hein. Après tout, c'est moi qui l'ai choisie."

C O R A I L

Dans le 81, 19h34, un specimen féminin châtain, ongles corail paillettes à une jeune brune, ongles bleus fleurettes :" C'est rare, aujourd'hui on n'a pas encore bu d'alcool." "La journée n'est pas encore finie."

W I S H E S

In the tube, nobody can hear you scream : Dans sa robe parme et chaussures assorties, boucles d'oreilles démesurées, elle a un tempérament de vieille fille à joues grasses, et pourtant elle a réussi à le harponner, lui dont la calvitie prend des détours particuliers. Ils vont à une fête, ou deux dans la foulée, et elle rédige d'une écriture plus ou moins excentrique deux mots de circonstance sur des cartes garnies d'un cupcake. Sur la seconde, elle se permet une fantaisie rare : elle griffonne un ballon dont elle prend soin d'ajouter le reflet. Il n'a pas droit au chapitre. Son rôle à lui consiste juste à lécher les enveloppes pour les sceller, et elle le regarde d'un air dégoûté, peu encline à au moins lui accorder cette satisfaction : être le meilleur dans cette tâche simple mais ingrate qu'elle lui jette à la tête comme on nourrirait un chien pris en pitié.

M A S Q U E

Tu aurais un masque de héron, on dissimulerait les plis, remplirait les fosses, on ne se contenterait pas du tout venant. J'aurais la petite lame des jours meilleurs, celle qui tranche dans mes certitudes et au-delà. Ca serait la sarabande de la toute dernière fois.

K H M E R

Bigre de bigre, m'amuser à jouer les chats ou les tigres.

Sur le chemin du Caire, le Samuel L. Jackson khmer du bus a le regard fou. Je lui assène 'Libra Man' comme on décocherait la clé secrète du Cac40, il ne rétorque rien, il ne dit jamais plus d'un mot par jour. Celui de ce mercredi 18 avril est tombé à 8h47 53 secondes, c'était 'banderole'.

V I E I L L E

Teignasse, tu la bouscules cette masse d'inertie en forme de très vieille dame, elle ne proteste même plus, elle n'en a pas la force, toute agrippée à son déambulateur, ce rempart si fragile. Supplique muette des yeux et de la commissure des lèvres, râle saccadé des narines, tressautement des épaules, mais ça ne t'émeut pas. Ca sera sa grande aventure de la journée, bien plus que le chat qui aurait encore perdu ventre et eau à côté de sa litière, plus que le facteur qui ne prend même plus la peine de venir boire son eau-de-vie, plus que le coup de fil de Gontrand : "Alors mamy, toujours en vie?". Elle pensera que le monde est mauvais, décidément, mais qu'elle compte bien y jeter encore un peu d'huile rance.

Y O L A N D E

Yolande, juste devant le rayon "riz en sachets", elle vous prend par surprise, elle jaillit, elle ne vous laisse aucune solution de retrait. Vous hoquetez quand elle dit : "Mademoiselle, il est écrit quoi là, sur le produit de vaisselle?". Vous commencez à détailler la composition, l'articulation est pâteuse, mais je voudrais vous y voir vous, entre alkylpolyglycoside et benzisothiazolinone, avec en face Yolande et ses deux pieds qui frôlent l'elephantiasis bien campés comme deux remparts sous sa blouse grise. "Oui, mais c'est au citron? Parce que celui de d'habitude au citron, yen a plus en rayon, je sais rien lire, là.". C'est presque un soupir de soulagement : "Agrumes, oui, oui, c'est bien ce que vous cherchez, Madame.". Vous vous échappez côté surgelés, et quand arrive votre tour, vous voyez la caissière ânnoner "Alkylpolyglycoside." "Oui, mais c'est au citron?".

M I R E L L A

Mirella, moue butée et salopette, piaille un définitif :"Il la mérite, sa place à part". En face d'elle, sceptique, l'employé du chemin de fer dévisage cette fille-brindille aux cheveux tressés lâchement qui n'en démordra pas avant qu'il obtempère."Je n'ai jamais eu l'heur de connaître ce type de situation délicate. Repassez lundi, mon supérieur tranchera." Il a beau feindre la diplomatie de façade, ses bornes s'effritent, et ce qui se joue à cet instant s'apparente moins à un deal à la régulière qu'à une tentative de Sergio Leone de faire dans le drame urbain. Autant botter en touche, confier la bombe à un tiers. Elle tourne déjà les talons, l'objet du contentieux sous le bras. Malgré le bruit de fond de la salle des pas perdus, Gilbert entend clairement ses derniers mots, ils ne lui sont pourtant pas adressés :" Viens Marlon, c'est toujours pareil, ils ne peuvent pas comprendre." Entre vous et moi : Mirella aura trente ans dans deux jours, mais les tigres en peluche ne répondent jamais.