mercredi 8 août 2012

LAKE CHARLES

Shannon est à moitié cherokee, ses murs sont placardés de dreamcatchers, mais elle ne se fait pas d'illusions: dans son comté, les rêves ne mènent jamais aussi loin que vous le souhaiteriez du haut de vos 16 ans, la faute au couvre-feu. Son père a fait la première guerre en Irak, c'est un type adorable, qui, le jour de Pâques, prend la peine de me préciser le nom de chaque arbre de la propriété où ils habitent tous les deux, depuis que la mère de Shannon s'est barrée avec un gourou californien.
Ma jeune hôte insiste pour me montrer l'album souvenir du lycée de l'an dernier, quand elle était encore scolarisée avec tous ces enfants friqués du coin, avant qu'elle mette la pagaille dans leurs vies. Elle s'arrête un instant sur la photo d'une petite brune, assez insignifiante, et précise :"Ca, c'est Miranda, elle a été ma petite amie pendant trois mois environ, et puis elle a changé de quartier. Bigote, pas très causante, mais son père avait un bar à whiskys impressionnant". Plus loin, filles et garçons continuent à défiler, Shannon commente, organise, retrace tout son calendrier amoureux de 1997, le carnet de bal d'une jeune fille d'ici et maintenant. Mon regard est happé par une silhouette maigrichonne au crâne rasé, qui pourrait faire songer à Dolorès O'Riordan, à condition d'aimer les approximations. Il me semble l'avoir croisée dans le parc, la nuit précédente, parmi d'autres poètes urbains, entassés autour d'un casier de bière et des cigarettes noires à bouts dorés à la main. Quand je l'interroge, mon hybride précise : "Tara est intouchable. Ne cherche même pas à l'approcher à moins de cent mètres. Si elle te choisit, tu le sauras bien assez tôt."

Plus tard dans la nuit, Shannon m'emmène chez Wendy, son amie d'enfance, qui semble avoir été happée par l'esprit de Wednesday Adams, depuis les tresses jusqu'au regard létal. Les filles m'obligent à voir "Interview with a vampire", question de folklore ou de bizutage. Elles en sont au moins à leur trente-septième revisionnage, la cassette est usée, on distingue de moins en moins bien les couleurs et le son pourrait être superflu : elles connaissent au moins 90% des dialogues par coeur. Je n'ose pas les décourager. De toutes manières, la séance est interrompue. Lacey n'est toujours pas rentrée, et  nous voilà en route vers un abri de jardin à l'autre bout de la ville, à devoir procéder à une intervention d'urgence : 13 ans, plutôt délurée, on retrouve la petite soeur fugitive en train de jouer à Quake II avec deux skaters nettement plus âgés qu'elle mais trop stoned pour tenter quoi que ce soit de plus illicite. Elle proteste pour la forme : elle leur mettait une branlée mémorable.

Retour à la cuisine, chez Wendy. On a beau faire comme si de rien n'était, on tombe nez à nez avec Ray et Chelsea en train de se livrer à des ébats sonores et gorgés d'alcool à même la table. Drôles de parents. Je crois comprendre que nous ne retournerons pas chez Shannon parce qu'il est trop tard, et qu'il me faudra donc passer la nuit dans le lit-cercueil en carton-pâte, que les filles, hospitalières, m'ont concédé. Au plafond, une araignée géante constituée de sacs-poubelles noirâtres veillera sur moi comme sur un nouveau-né.

Je ne suis même pas sûre qu'il y ait un seul plan d'eau digne de ce nom à Lake Charles, Louisiane. On y trouve par contre des chiens obèses, des trailer vans, des pompom-girls enthousiastes, des géniteurs absents, des adolescents perdus aux désirs qui ne dépassent pas la nationale, aux transgressions grandes comme la paume.

Aucun commentaire: